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Fêtes de fin d’année à Kinshasa : Quand la pression sociale l’emporte sur la rationalité économique

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TRIBUNE-Chaque fin d’année, Kinshasa vit au rythme des fêtes. Les marchés s’animent, les étals se remplissent, les dépenses augmentent.

Cette effervescence, loin d’être seulement culturelle, est aussi un phénomène économique majeur. Une étude récente révèle que, durant cette période, les ménages kinois prennent des décisions de consommation qui s’écartent fortement des prédictions de l’économie classique. En cause : les émotions, la pression sociale et les normes communautaires.

1. Une consommation festive profondément sociale

La consommation festive : un phénomène mondial. Selon l’OCDE, les fêtes de fin d’année s’accompagnent d’« une augmentation saisonnière significative des dépenses et d’un relâchement des comportements d’épargne » (OECD, 2019). Toutefois, dans les économies en développement, ces dépenses ont des conséquences plus durables sur la stabilité financière des ménages.

À Kinshasa, les fêtes ne sont pas seulement un moment de plaisir : elles sont un espace de reconnaissance sociale. Comme le rappellent Banerjee et Duflo (2011), dans les contextes de vulnérabilité économique, « les décisions financières sont rarement purement individuelles ; elles sont imbriquées dans des obligations sociales fortes ». Offrir, partager et recevoir sont autant d’actes qui conditionnent l’appartenance à la communauté.

2. Le consommateur rationnel mis à l’épreuve des émotions

La théorie économique classique suppose un consommateur rationnel, capable de maximiser son utilité sous contrainte budgétaire (Varian, 2014). Or, cette hypothèse se heurte aux limites cognitives humaines. Herbert Simon parlait déjà de rationalité limitée, soulignant que les individus prennent leurs décisions avec une information imparfaite et des capacités de calcul restreintes (Simon, 1957).

Daniel Kahneman a approfondi cette critique en montrant que nos décisions sont souvent gouvernées par un « système rapide, intuitif et émotionnel », surtout dans des contextes symboliquement chargés comme les fêtes (Kahneman, 2011). « Nous ne sommes pas des calculateurs froids, mais des êtres sensibles au contexte », écrit-il.

3. Des chiffres qui parlent d’eux-mêmes

L’enquête menée auprès de plus de 400 ménages à Kinshasa confirme ces analyses théoriques :
– 71 % des ménages dépassent leur budget festif ;
– 46 % mobilisent des ressources non prévues, comme l’épargne ou l’aide de proches ;
– 64 % déclarent ressentir une forte pression sociale ;
– ⁠58 % reconnaissent effectuer des achats impulsifs.

En effet, pendant les fêtes à Kinshasa, les dépenses émotionnelles des ménages incluent le besoin de faire plaisir aux enfants (nouveaux habits, nourriture) malgré les difficultés, l’endettement pour maintenir les traditions, et la pression sociale de bien célébrer. Ceci est source de stress et de sacrifices financiers (alimentation, articles neufs) pour compenser le manque de moyens, créant un paradoxe entre les aspirations festives et la réalité économique

.

Ces comportements contredisent l’idée d’une planification budgétaire optimale. Ils illustrent plutôt ce que Beatty et Ferrell (1998) décrivent comme des achats impulsifs, déclenchés par l’émotion et le contexte social.

4. Pression sociale et consommation ostentatoire

Les analyses statistiques montrent que la pression sociale et l’impulsivité expliquent significativement l’augmentation des dépenses festives. Ce résultat rejoint les travaux de Dittmar, Beattie et Friese (2004), selon lesquels la consommation est souvent un moyen d’affirmer son identité et son statut social.

Cette logique n’est pas nouvelle. Déjà à la fin du XIXᵉ siècle, Thorstein Veblen parlait de consommation ostentatoire, définie comme l’usage de la dépense visible pour signaler sa position sociale (Veblen, 1899/2009). À Kinshasa, cette logique se manifeste particulièrement pendant les fêtes, où « bien consommer » devient un impératif social.

5. Le regard des commerçants : moins de prix, plus d’émotion

Les entretiens avec les commerçants confirment ces tendances. Ils observent une baisse de la sensibilité aux prix et une forte demande pour des biens à valeur symbolique. Comme l’expliquent Hirschman et Holbrook (1982), ces achats relèvent d’une consommation hédonique, où le plaisir, l’émotion et la signification sociale priment sur l’utilité fonctionnelle.

6. Une autre forme de rationalité

Faut-il pour autant parler d’irrationalité ? Pas nécessairement. Les résultats suggèrent que les ménages suivent une rationalité sociale, cohérente avec leur environnement. Comme le souligne Granovetter (1985), l’action économique est toujours « encastrée dans des relations sociales ». À Kinshasa, préserver les liens, l’honneur et la solidarité peut être perçu comme plus important que l’équilibre budgétaire à court terme.

7. Quelles réponses possibles ?

Face à ces constats, plusieurs pistes émergent :

7.1. Pour les ménages : encourager une épargne spécifiquement dédiée aux fêtes et renforcer l’éducation financière, en mettant l’accent sur les biais comportementaux.

7.2. Pour les commerçants : adopter des pratiques responsables, adaptées aux différents niveaux de revenu.

7.3. Pour les pouvoirs publics : intégrer les enseignements de l’économie comportementale dans les politiques de protection du consommateur, conformément à l’approche des nudges proposée par Thaler et Sunstein (2008).

Note conclusive : Comprendre pour mieux agir

La consommation festive à Kinshasa révèle les limites d’une vision purement technique de l’économie. Elle montre que les décisions financières sont indissociables des émotions, des normes sociales et des contraintes culturelles. En comprenant ces mécanismes, il devient possible de concevoir des politiques économiques plus réalistes, mieux adaptées aux sociétés africaines contemporaines.

Bibliographie

– Banerjee, A. V., & Duflo, E. (2011). Poor economics: A radical rethinking of the way to fight global poverty. PublicAffairs.
– Beatty, S. E., & Ferrell, M. E. (1998). Impulse buying: Modeling its precursors. Journal of Retailing, 74(2), 169–191.
https://doi.org/10.1016/S0022-4359(99)80004-5
– Dittmar, H., Beattie, J., & Friese, S. (2004). Gender identity and material symbols: Objects and decision considerations in impulse purchases. Journal of Economic Psychology, 25(1), 1–19.
https://doi.org/10.1016/S0167-4870(02)00193-8
– Granovetter, M. (1985). Economic action and social structure: The problem of embeddedness. American Journal of Sociology, 91(3), 481–510.
– Hirschman, E. C., & Holbrook, M. B. (1982). Hedonic consumption: Emerging concepts, methods and propositions. Journal of Consumer Research, 9(2), 132–140.
– Kahneman, D. (2011). Thinking, fast and slow. Farrar, Straus and Giroux.
– OECD. (2019). Behavioural insights and consumer policy. OECD Publishing.
– Simon, H. A. (1957). Models of man: Social and rational. Wiley.
– Thaler, R. H., & Sunstein, C. R. (2008). Nudge: Improving decisions about health, wealth, and happiness. Yale University Press.
– Varian, H. R. (2014). Intermediate microeconomics: A modern approach (9th ed.). W. W. Norton.
– Veblen, T. (2009). The theory of the leisure class. Oxford University Press. (Original work published 1899)

[Synthèse d’une recherche en économie comportementale en attente de publication]

Par Prof. Bobo B. Kabungu,
Économiste, Chargé de recherche au Centre de recherche en sciences humaines (CRESH) et titulaire de cours à la HEC/Kinshasa, à l’INTS, à l’ENA et à l’ENF.

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